Atelier du mercredi 6 février 2013
Les mots intrus
Saurisserie – Corozo – Rai-de-cœur – Opodeldoch – Préceinte – Rotengle – Farcin
1.
C’est l’aube du 7ème jour. L’éternel a pratiquement fini son travail de création de l’univers. Il en est aux toutes dernières finitions et avant d’aller se reposer il doit encore fignoler les rotengles puis ranger son matériel. Toutefois il est un peu étonné de l’absence d’Adam qui, soit disant, devait être là à la première heure pour lui donner un coup de main. Tu parles ! En créant Eve et le jour de repos, l’éternel avait inventé, sans même s’en rendre compte, la grasse matinée et tout ce que ça suppose. Bon. D’un autre côté il leur avait bien dit de se multiplier… alors normal que les deux tourtereaux s’y mettent tout de suite. Mais quand même, en plein jour, au risque d’être surpris par des promeneurs ou des enfants ! Ah, c’est vrai que pour l’instant ils sont seuls au monde, alors pas de risques. En remisant son outillage dans la sacoche, l’éternel voit à quelques pas un gros buisson de lentisque s’agiter à nouveau. Est-ce une saurisserie entravée dans les branches ? Non, il en provient des gémissements et des râles qui vont s’accélérant. Non, non. Ça ne peut être qu’Adam et Eve qui remettent ça. A ce rythme-là elle est sûrement préceinte à l’heure qu’il est. L’éternel, lui, pudique et sérieux comme on le connaît, ne veut rien voir ni entendre. Mais comme de par sa nature et ses fonctions il entend tout et voit tout, il se retrouve voyeur malgré lui. Alors il essaye de penser à autre chose, car le rai-de-cœur d’Eve qu’il a, faut-il le, dire particulièrement réussi, lui encombre l’imagination. Il n’est pas loin de midi, alors il choisit de penser à ce qu’il va manger. La gourmandise supplante parfois la lubricité et la nature toute neuve qu’il a créée est toute pleine de fruits et de légumes qu’il n’a d’ailleurs jamais goûtés. Ça ne manque pas non plus de truites sauvages, de grives et de lièvres. On trouve même de l’opodeldoch en grappe! Bref le choix total. En plus on n’a qu’à tendre la main pour se servir. Tout en salivant déjà, il profite d’un moment d’accalmie du côté du lentisque pour interpeller Adam. « Oh, Adam ! Il est bientôt midi. Faudrait voir de se manier un peu avec ta feignasse. Je commence à avoir faim. Je bosse depuis ce matin tôt et en plus c’est mon jour de repos. Tu devais venir m’aider… mais je vois que tu as eu mieux à faire, et la seule chose qui t’intéresse, visiblement, c’est le corozo ! Hein, mon grand ?
- Oh coquin de sort, il est midi déjà ! Tu aurais dû me réveiller. Hier soir on a discuté tard avec Eve, on regardait les étoiles, c’était splendide, féérique. Le corozo n’y est pour rien, je t’assure.
- Tu vas me faire croire que vous avez regardé les étoiles toute la nuit ? Arrête un peu Adam ! J’ai les cheveux blancs et une grande barbe mais pas de farcin dans les yeux et les oreilles, moi ! Je sais bien ce qu’il s’est passé entre vous. Mais je ne vous en veux pas, c’est un peu de ma faute finalement. Tout ça n’est pas grave. Maintenant il faut manger ; rendez-vous dans un petit quart d’heure dans le verger à côté. Déjeuner sur l’herbe. Juste le temps de prendre un douche à la cascade et j’arrive.
- D’accord, éternel, répondit Adam, à tout de suite. Je m’occupe d’allumer le barbecue.
- Oh alors on n’a pas encore mangé, dit l’éternel, va, laisse moi faire ! D’un claquement de doigt je te fais une braise à faire griller un mammouth. ! »
2.
Un quart d’heure plus tard, comme prévu, l’éternel était devant son barbecue fumant, sa longue chevelure et sa barbe blanche encore mouillées. Il vit arriver Adam et Eve se tenant par la main. Adam portait un panier d’où sortait un petit col d’amphore. Il y avait aussi les fruits de sa cueillette.
« Regarde ce que j’ai pris. Une boisson rouge dans l’amphore, c’est du jus fermenté d’opodeldoch… et ces fruits-là que je ne connais pas. On pourrait les faire griller peut-être ?
- Pour sûr dit l’éternel, vous avez trouvé l’arbre à merguez au fond du jardin. C’est bon grillé ces trucs là. Mais je ne suis pas sûr de les maintenir sous cette forme végétale. Tout ça n’est pas encore au point et je pense que je vais changer quelques petites choses à la marge. Je n’ai pas bien délimité la frontière entre les végétaux et les viandes. Faudra voir. Mais oui c’est bon, c’est des merguez, ça se mange ! D’ailleurs ici tout se mange. Et toi Eve que m’apportes-tu ?
- Le pain, éternel, juste à côté de l’arbre à merguez, il y a un arbre à pain ! C’est vraiment le paradis ici.
- Ah ça tu peux le dire répondit l’éternel en souriant, en vérifiant au passage le galbe parfait de son rai-de-cœur.
- On peut dire que la nature fait bien les choses, ajouta Eve.
- La nature ? C’est moi la nature, s’exclama l’éternel. C’est moi qui l’ai inventée. Alors si les choses sont bien faites ici, faut pas oublier à qui vous le devez ! »
Estimant la braise prête il, pose sur le grill deux douzaines de merguez qui se mettent à grésiller embaumant tout le verger d’un délicieux fumet.
Pendant la cuisson ils s’installent autour d’une jolie table de bois et commencent à boire le jus d’opodeldoch à même l’amphore.
« Un peu jeune, dit Adam, mais fruité !
- Un peu jeune, un peu jeune, s’impatiente l’éternel, tu ne voudrais pas boire un breuvage vieilli en fut de chêne, tout de même. N’oublie pas qu’il y a même pas huit jours c’était le vide et le noir absolus ici. Et ailleurs aussi. En 6 jours j’ai créé tout ça pour vous et vous voulez déjà des grands crus millésimés à tous les repas. Patience quoi !
- Excuse-moi, éternel. Tiens rebois un coup. Eve, sers les merguez, elles sont cuites.
Le repas va bon train. Eve, l’éternel et Adam se régalent de ce repas simple. Et le vin coule sans que l’amphore ait l’air de se vider...
C’est alors qu’arrive l’archange Raphaël directement du ciel. Repliant ses ailes il salue et s’assoit. L’éternel lui dit mi sardonique mi amical : « Alors Raph, on a humé l’odeur des merguez ?
- Pas vraiment seigneur, pas vraiment. Mais comme je ne vous ai pas vu au bureau ce matin j’ai préféré descendre voir si tout va bien ici bas. Et puis pour vous rappeler la consigne.
- La consigne ? Quelle consigne ?
- Ben, vous savez, lui dit-il au creux de l’oreille, on en a parlé avec les autres à la dernière réunion : paradis d’accord, mais interdit de toucher au fruit de l’arbre à merguez. Vous savez, à cause du cholestérol.
- Ah, bon dieu, dit l’éternel. J’ai complètement oublié. Trop de choses à faire cette semaine ! Mais tu vois c’est trop tard, on vient d’en manger. Bon. Voilà ce que je vais faire : de toute façon, je supprime l’arbre à merguez du catalogue. On les fera différemment, les merguez, avec de la viande. Et pour ce qui est de l’interdiction, pour la forme, je vais leur dire de ne pas manger de… de …clémentines.
- De clémentines ? Non seigneur, les clémentines n’existent pas encore, c’est un hybride que les hommes vont inventer dans pas mal de siècles.
- Ah oui, c’est vrai. Bon ; et bien disons les… les …pommes. »
Puis s’adressant à l’humanité du moment : « Adam, Eve, vous voyez cet arbre là-bas, c’est un pommier. Et ça fait des pommes. C’est bon au goût mais je vous interdis d’y toucher. C’est vu ?
- Mais pourquoi éternel s’étonnèrent Adam et Eve ? Pourquoi les pommes ?
- Parce que c’est comme ça ! Vous n’avez pas à savoir. Et je vous avertis, si vous cherchez à comprendre je vous mets dehors tous les deux. Et fini le corozo sous les lentisques ! Je suis bon, d’accord, mais c’est encore moi qui commande ici. Alors attention, tenez-vous le pour dit. Tu as bien compris Eve ?
- Oh, éternel, j’ai entendu mais y a pas que moi ici !
- Oui, je suis au courant, figure-toi. Mais avec les femmes je préfère être plus insistant. Bon, maintenant, c’est l’heure de ma sieste. Raphaël, explique leur un peu comment ça fonctionne tout ça. Tout est neuf et eux-mêmes sont nouveaux. Faudrait pas faire de bourdes au démarrage.
- A vos ordres seigneur. »
Et l’éternel s’allonge sous un figuier et commence à ronfler.
3.
Après le repas le barbecue a fini par s’éteindre et l’archange Raphaël, profitant de son passage, a savouré les dernières merguez. Tout en mangeant il leur explique sommairement le fonctionnement de l’univers et l’organigramme céleste.
« Archange, c’est plus qu’ange, demande Eve ?
- Et pardi ! Pour être archange il faut au moins dix mille heures de vol. On est peu là haut à en avoir fait autant : il y a Michel, Gabriel et quelques autres. Mais des anges il y en a plein. Je crois qu’il en a trop créé, l’éternel. Du coup il y en a qui ne foutent rien. Ça crée une sale ambiance. Enfin c’est comme ça, le vieux il est trop gentil, tu lui demande une douzaine d’anges pour aller donner un coup de balai dans le farcin qui traîne sur la voie lactée il t’en crée deux cent cinquante. Dès fois il faut le cadrer, l’ancien… C’est pour ça que je suis descendu lui dire pour l’arbre à merguez, j’étais sûr qu’il allait oublier.
- Mais alors pourquoi interdire les pommes, interrogea Adam ?
- Ben ça, heu …c’est pour… c’est parce que… ah, je ne devrais pas vous le dire… mais heu… c’est pour son calvados, voilà ! Il y a peu de pommiers alors il se les réserve. Bon, mais chut, je ne vous ai rien dit ! Ah, que voulez-vous, un calva de temps à autres ça vous soutient son créateur. Surtout qu’il vit tout seul là haut.
-Ah bon, dit Eve surprise ; il n’a personne ?
- Je n’ai jamais osé lui demander répond Raphaël. Mais un jour il aurait dit à Michel, après deux ou trois calvas, que les bonnes femmes (ce sont ses mots) c’est lui qui les a créées. Mais il ne sait pas comment il s’y est pris. Il a fait quelque chose de tellement compliqué que même lui, il ne sait plus comment ça fonctionne. Alors il a préféré s’en passer et supprimer le modèle. Pour te créer toi, il a préféré changer la formule et te fabriquer avec un morceau d’Adam pour faire quelque chose de plus basique, moins sophistiqué. Cela dit, il a fait quelque chose de bien, de très beau même. Faut le reconnaître, il t’a réussi un rai-de-cœur vraiment… vraiment… »
Eve interrompit l’archange dont le regard devenait concupiscent et les ailes, curieusement, plus volumineuses. S’interrogeant pour la première fois dans l’histoire de l’humanité sur le sexe des anges et pensant avoir peut-être eu là un début de réponse, elle lui reposa la question qui fâche :
« Mais enfin pourquoi les pommes ? Au-delà du calva ont pourrait en grignoter quelques unes quand même ! C’est que je crois que je les adore. Je voudrais tellement en goûter une, une seule, une petite, Raph, allez, personne n’en saura rien...une toute petite…
- Ah non pas question, hurla Raphaël dont les ailes avaient repris d’un coup leur volume initial. Tu ne vas pas commencer. Ce qu’a dit l’éternel, il faut s’y tenir ! Adam, tiens la un peu quoi, c’est ta femme après tout. Bon maintenant je remonte et je dis au boss que je fais placer un serpent venimeux au tronc de chaque pommier. Comme ça les pommes, pour toi, c’est tintin. »
Et il s’en alla à tire d’aile, l’amphore d’opodeldoch dans sa besace.
Il fit comme il avait dit avec l’aval de l’éternel mais la suite des évènements lui prouva qu’il n’avait rien compris au génie des femmes en général ni à celui d’Eve en particulier.
Alors l’on ne fit plus les merguez qu’avec de la viande d’animaux sacrifiés, et les lentisques n’abritèrent plus jamais les doux corozos. On fit des chambres bien fermées pour les corozos légitimes et de maisons closes pour les illégitimes.
Et Eve et ses filles enfantèrent dans la douleur.
C’était bien fait pour elles…